Cinéma ethnographique
Films ethnographiques et colonisation
Les rushes de Sahara-Soudan servent en revanche à monter les deux courts-métrages intitulés Sous les masques noirs et Au pays des Dogons [62]. Réalisés par Griaule, ces documentaires font l’éloge de la colonisation française à travers leurs commentaires, mais leur tonalité paternaliste s’explique en grande partie par leur contexte de production. Leur sortie était initialement programmée au moment de l’exposition sur « L’Afrique noire française », inaugurée au musée de l’Homme le 23 novembre 1939 en présence du ministre des Colonies, Georges Mandel [63]. Sous les masques noirs était d’ailleurs produit par le Service cinématographique du ministère des Colonies et devait redonner vie et sens aux masques dogon exposés, tandis qu’Au pays des Dogons était produit par la société Sirius. La brusque mobilisation de Griaule à la fin de l’été 1939 compromet toutefois le calendrier prévu : les deux films, d’une dizaine de minutes chacun, ne sont achevés qu’au début de l’année 1940. Pour pallier l’absence de ces courts-métrages, le directeur du musée, Paul Rivet, emprunte dans l’urgence le film de Léon Poirier sur La Croisière noire et le projette régulièrement durant le premier mois de l’exposition [64].
Malgré leur sortie différée, Sous les masques noirs et Au pays des Dogons cherchent à coller à un événement muséal qui célèbre la richesse et la diversité culturelle des colonies françaises. Au début de chaque film, le carton d’introduction loue ainsi la grandeur de l’Empire français et son « génie colonisateur ». De même, dans ses commentaires lus par un speaker, Griaule vante l’action civilisatrice de la France lorsqu’il présente différentes facettes de la vie quotidienne des Dogon :
Nous nous en voudrions de vous cacher quelques aspects de la vie intime d’une population laborieuse qui nous fait confiance et que nous avons la prétention d’élever jusqu’à nous. […] Ne croyez pas que cet escalier, assez incommode d’ailleurs, soit une initiative des indigènes ; c’est l’administration, bonne fille, qui a pensé à le leur faire construire […] (Au pays des Dogons).
Bien qu’il s’agisse de discours de circonstances, absents des films produits quelques années plus tard, les commentaires de Griaule reflètent néanmoins son point de vue sur la colonisation. Depuis le milieu des années 1930, il défend en effet une politique coloniale qui, au lieu d’assimiler et d’unifier, respecterait et sauvegarderait les traditions « millénaires » des sociétés colonisées, en particulier celles des Dogon, archétypes selon lui de la population isolée encore vierge de toute contamination européenne [65]. Or, à la fin des années 1930, cette position anti-assimilationniste coïncide en partie avec le message diffusé par la propagande coloniale à travers des documentaires comme La France est un Empire, réalisé en 1939 par Jean d’Agraives et Emmanuel Bourcier. En dépit de son emphase, le texte introduisant Sous les masques noirs résume assez bien ce point de vue :
Au bord de la falaise de Bandiagara, aux confins sud de l’immense plaine soudanaise qu’a fertilisée le génie colonisateur de la France, sont demeurées des peuplades [66] respectueuses des coutumes millénaires dont notre administration a maintenu le caractère et les traditions. Hier, la longue et glorieuse lignée des pionniers africains, aujourd’hui M. Georges Mandel, ministre de l’Empire, ont voulu harmoniser ce respect de formes éternelles qui donnent à chaque pays, chaque race, son caractère original […].
Comme le suggère cet intertitre déroulant, les deux courts-métrages de Griaule ne portent pas sur la colonisation ; ils cherchent seulement à montrer, de façon positive, les « moeurs et coutumes » africaines que les colonisateurs sont censés préserver. D’ailleurs, contrairement aux cartons ou aux textes lus, les images occultent la colonisation et ne célèbrent que la vie saine et laborieuse des Dogon, la richesse de leur culture, la profondeur de leurs institutions, la beauté de leurs rituels et l’harmonie de leur société. Le seul plan qui fait exception, pendant quelques secondes, concerne l’escalier en pierres construit par les Dogon à l’initiative de l’administration coloniale. Or ce bref extrait d’Au pays des Dogons met autant en valeur l’assistance bienveillante des Français que le caractère travailleur des Dogon. En définitive, la colonisation reste quasiment invisible dans les films de Griaule comme dans l’ensemble de ses documents de terrain puisqu’elle est extérieure à son objet d’étude : des sociétés présumées fermées dont les traditions seraient encore vierges de toute influence extérieure. Si les ethnologues des années 1930 se servent du contexte colonial pour financer ou promouvoir leurs films et leurs missions, ils l’excluent paradoxalement de leur champ de recherche.