Cinéma ethnographique
Les rushes disparus ou retrouvés de Dakar-Djibouti
Après le retour de la mission en France, en février 1933, l’espoir de monter un film ethnographique de qualité s’éloigne progressivement car la majorité de la pellicule est sous-exposée ou en mauvais état. Dès le début de son périple, Griaule s’inquiétait d’ailleurs de la dégradation des films Pankine utilisés par la mission, après des essais peu concluants de développement [36]. En juillet 1933, Éric Lutten tente toutefois de vendre à un producteur, pour 30 000 francs, une copie de travail du film réalisé au cours de la mission, avec l’assurance d’une sonorisation future par Marcel Griaule et par le musicologue André Schaeffner [37], mais l’acheteur potentiel se désiste après visionnage des quatre bobines.
Des extraits des rushes – appelés « bandes de démonstration » par Griaule [38] – serviront donc uniquement de documents d’illustration lors de soirées privées ou de communications publiques. Jusqu’en 1943, on trouve ainsi de nombreux témoignage de projections incluant des séquences sur l’Éthiopie ou sur le Nord-Cameroun lors de conférences animées par Griaule ou Lutten [39], puis on perd la trace de ces films, aujourd’hui disparusà l’exception de deux séquences d’environ deux minutes.
La première sera sauvée en étant incluse dans le film de Griaule Technique chez les Noirs produit par la Société Sirius en 1942 : il s’agit d'extraits des 75 mètres du film Kinamo de 1931 sur le travail d’une potière à Bamako [40]. Or cette séquence se distingue justement par un fond tâché de nombreux grains, alors que les autres images, tournées en 1935, sont d’une qualité largement supérieure. Au niveau du cadrage, les plans fixes de cet extrait sont en revanche identiques aux rushes de 1935 enregistrant des gestes techniques : ils alternent gros plans sur les mouvements des mains et plans plus larges rendant compte de la position de l’artisan.
La seconde séquence issue des rushes de Dakar-Djibouti est archivée au Centre national du cinéma (CNC). Déposé par le CNRS, le document d’origine est un négatif d’une minute trente trouvé semble-t-il au musée de l’Homme. Tourné dans la ville éthiopienne de Gondar, il montre des extraits d’un rituel intégralement décrit par Michel Leiris dans son journal [41]: le sacrifice d’un mouton effectué le 20 septembre 1932 dans la maison de Malkam Ayyahou, informatrice de Leiris et chef d’un culte de possession lié aux génies zar. Cette cérémonie est organisée à la demande de Griaule et à ses frais afin que l’équipe de Dakar-Djibouti puisse l’enregistrer [42]. Grâce à un flash au magnésium, Griaule prend effectivement quelques photographies [43] pendant qu’Éric Lutten filme avec la caméra Éclair [44].
De médiocre qualité, les images issues de ce tournage sont sombres et parfois barrées de taches blanches. Les plans, très courts, se succèdent pour résumer en une minute et demi une séquence rituelle qui dure une heure trente. Si l’opérateur a sans doute cherché à économiser sa pellicule, il emploie en définitive le même procédé que pour un procès technique. Il découpe ce rituel en plans fixes correspondant à autant d’étapes marquantes : la présentation du mouton à Malkam Ayyahou ; l’égorgement de l’animal par Tebabou pendant que sa grand-mère entre en transe ; le partage de café et d’hydromel entre la chef de culte et ses adeptes ; la danse des possédées… ; et enfin Malkam Ayyahou coiffée du diaphragme du mouton.
À l’exception du dernier plan, plus rapproché, toutes les images sont tournées depuis une pièce contiguë pour pouvoir saisir, avec un certain recul, l’ensemble des acteurs du rituel. La caméra, installée sur un trépied, reste fixe et adopte un même cadrage hormis quelques rares et brefs mouvements verticaux. Contrairement à la séquence sur la fabrication d’une poterie, Lutten n’use donc d’aucun gros plan, sans doute parce que son objectif n’est plus de montrer un travail manuel mais de suivre une action collective.