Cinéma ethnographique
La structure des documentaires
Collection d’informations et d’images sur les Dogon, les courts-métrages réalisés par Griaule sont construits comme ses fichiers, articles ou ouvrages ethnographiques des années 1930. Sans tenir compte du lieu et de la chronologie des faits, ils découpent le réel en séquences thématiques pour proposer, après « collage », une monographie descriptive plus ou moins exhaustive. Pour les cérémonies funéraires, Sous les masques noirs et Le Soudan mystérieux mêlent ainsi, sans les distinguer, des images prises à la fois à Iréli et à Sanga. Le premier film retrace « la naissance et la vie des masques », de leur fabrication jusqu’à leur performance sur la place publique. Le second prend comme fil directeur la musique et la danse, depuis les divertissements des enfants et des femmes jusqu’aux « chorégraphies sacrées » des rituels funéraires, reconstitués dans le désordre.
Plus généraliste, Au pays des Dogons reclasse les scènes tournées en fonction des grandes catégories enseignées par Mauss [72], en commençant par « l’esthétique » (jeux et danses des enfants), en poursuivant avec la « technologie » (puisage de l’eau, culture et transformation des oignons, réfection d’un abri de quartier, fabrication de briques, poterie, tissage, pilage et broyage du mil) et en finissant par les « phénomènes religieux [73] » (divination, sacrifice « totémique »). Dans Technique chez les Noirs, l’enchaînement des séquences repose avant tout sur des analogies (pour articuler successivement maisons en brique crue, hangar collectif, abri du forgeron et travail de la forge…), sur le lien entre un objet et ses usages (de la confection d’une poterie au transport de l’eau et à l’arrosage des oignons…) ou sur la continuité d’un procès de fabrication ou de transformation (du filage au tissage, de la culture des oignons à leur séchage, du pilage des épis de mil au broyage des grains).
Les films de Griaule documentent donc les diverses activités des Dogon ainsi que les différentes étapes d’un procès rituel ou technique sans jamais suivre des individus particuliers ou une trame narrative, contrairement au célèbre long métrage de Robert Flaherty, Nanouk l’esquimau (1922).
Au prix de quelques arrangements, certains fils conducteurs reproduisent également la progression des recherches de Griaule, de ses premiers travaux sur les jeux à ses enquêtes sur les masques. Par exemple, Le Soudan mystérieux commence par différentes danses d’enfants qualifiées de « divertissements » profanes avant d’enchaîner sur des chorégraphies de « la plus haute signification religieuse », en l’occurrence les danses des hommes durant les cérémonies funéraires. Or, pour faire ressortir cette opposition et passer du monde purement ludique des enfants à l’univers rituel des adultes, Griaule range un peu vite dans la catégorie des amusements gratuits une danse de petits garçons au cours de funérailles d’enfant ou encore un orchestre de jeunes circoncis agitant leurs sistres.
Lors du montage et de la sonorisation, les producteurs ont leurs propres exigences ou habitudes, bien sûr : musique de fond européenne, ton grandiloquent du speaker, plan panoramique de la falaise en ouverture. Pour ne pas choquer le public, ils obtiennent également le retrait des scènes d’égorgement, selon l’aveu de Griaule à ses étudiants [74]. Séquence finale d’Au pays des Dogons, le sacrifice sur le « sanctuaire totémique » est ainsi amputé des images du taureau immolé. Quant au rite d’égorgement d’un chien, filmé par Mourlan, il n’apparaît dans aucun des documentaires. Comme le soulignent Marc-Henri Piault ou Jean Rouch [75], les films ethnographiques des années 1930 dépendent encore, dans la forme et dans le ton, des normes professionnelles du cinéma de reportage ou d’actualité.