Michel Leiris
De Dakar à Djibouti
Mais si Leiris avait la sensibilité et les moyens tant psychologiques qu’intellectuels pour pratiquer l’ethnographie, ne serait-ce que par ses centres d’intérêt et ses passions, musicales ou autres, ce fut par accident qu’il entra dans la profession qui lui donna sinon une raison de vivre du moins, comme il le dit, une « raison sociale ». Lui-même, dans Biffures, reconnaît que cela se fit un peu par hasard, alors qu’il occupait les fonctions de secrétaire de rédaction par intérim d’une revue artistique, Documents, créée en 1929 par Georges Henri Rivière (1897-1985), Georges Bataille (1897-1962) et Carl Einstein (1885-1940) [13] : le titulaire du poste, Marcel Griaule (1898-1956), à son retour d’un long séjour en Éthiopie, lui avait proposé de se joindre à une importante mission en partance pour l’Afrique qui se donnait pour but de la traverser d’ouest en est, de Dakar à Djibouti, et d’en être le secrétaire-archiviste [14].
Il le fut au-delà de toute espérance, tenant un journal de route dont la qualité d’écriture, la finesse d’observation, de description et de notation, dont la profondeur de vue (comme on dirait une profondeur de champ), allaient durablement marquer l’histoire de la littérature des voyages et, d’une certaine manière, celle de l’ethnologie, fût-ce au mépris de toute convention et de toute affiliation ou obédience [15] : Leiris, comme lui-même le reconnut, n’hésitait pas à « mettre les pieds dans le plat » et, sans vergogne, à les retourner vers soi [16].
Connue désormais sous le nom de « Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti », l’expédition qui devait durer deux ans (de 1931 à 1933) et permettre de « découvrir » entre autres la société et la culture dogon (où Leiris pense concilier langage et initiation, ethnographie et littérature [17]) ainsi que le culte des zar en Éthiopie du Nord (où il croit toucher du doigt quelque chose du surréel – le « vestiaire des personnalités » endossées par les adeptes du culte [18]), a représenté un moment inaugural dans les grandes enquêtes de terrain de l’ethnologie française [19].