Michel Leiris
Du tout au peu et pire de l’homme
S’étant rangé au côté de son ami, musicologue et ethnologue, André Schaeffner (1895-1980) qui, en 1936, fut le véritable inventeur du mot, Leiris, non sans quelques interrogations et réticences [22], avait fini par se rallier en 1937 à l’appellation « musée de L’Homme » sous l’égide duquel, d’ailleurs, il allait exercer son métier d’ethnographe au-delà de sa retraite de directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, c’est-à-dire jusqu’en 1988, deux ans avant sa mort, soit pendant plus d’un demi-siècle.
Il se sentait là presque chez lui, dans les sous-sols humides du palais de Chaillot où se trouvait son bureau [23], en face de réserves contenant des milliers d’objets venus d’Afrique noire, et où, avec sa collègue Jacqueline Delange (1924-1991) et parallèlement à ses réflexions sur le langage, le quotidien, la modernité et le sacré, il allait développer les premiers et importants travaux sur la création plastique des « peuples primitifs » [24], et qu’à cette époque – au début des années 1960 – on nommait « études d’ethno-esthétique », appellation moins prétentieuse et certainement plus appropriée que celle – « anthropologie de l’art, ou des arts » – qui l’a remplacée depuis.
Il avait surtout fini par reprendre cette idée qu’un musée de l’Homme ne pouvait être qu’un musée du tout de l’homme, y compris de ses aspects les plus sombres, les plus tordus ou les plus banals. Car montrer des objets usuels, quotidiens, pour ainsi dire quelconques (serrures, portes, houes, calebasses, paniers, jarres, etc.) à côté d’objets dits « beaux » – ce fut là une des vocations du tout jeune musée de l’Homme – n’était-ce pas détourner le rôle qu’on prête d’ordinaire à un musée : conserver, concentrer, exposer les trésors d’une culture, d’une civilisation, ce qui donc relève de l’exception en même temps que de l’exemplarité ?
Dans cette optique – et parce qu’elle a pour objet l’homme, ses sociétés, ses cultures, ses langues et ses connaissances, parce qu’elle porte principalement sur les déterminants sociologiques et culturels de l’homme –, l’ethnologie se voyait investie d’une fonction critique prépondérante, si ce n’est anticonformiste et subversive, dont le musée, de par sa visibilité et sa position centrale dans l’appareil culturel de la cité, devenait en quelque sorte le médium privilégié.
En somme, Leiris, peut-être plus rebelle et excessif que d’autres, ne pouvait que faire sienne cette idée de l’espiègle Jean Pouillon (1916-2002), ami de Jean-Paul Sartre (1905-1980) et proche de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui se plaisait à dire que sans la « connerie humaine » aucune histoire ne vaudrait la peine d’être racontée ni menée aucune étude approfondie, ce faisant anthropologique, sur la vie de l’homme (ou de la femme) en société.