Michel Leiris
Poésie et ethnographie
Après des études secondaires médiocres au lycée Janson-de-Sailly puis dans des boîtes à bac, Michel Leiris entreprend dès la fin de la Première guerre mondiale des études de chimie qu’il abandonnera rapidement, se destinant à une activité sinon à une carrière d’écrivain sous l’égide du poète Max Jacob (1876-1944) [3] et grâce à la connivence du peintre surréaliste André Masson (1896-1997) dont il va partager au quotidien, dans son atelier de la rue Blomet à Paris XVe, l’univers minéral et viscéral, le goût du merveilleux, de l’alchimique et du mythique [4]. Mais comment, de poète qu’il aspire être aussi bien dans la vie que par l’écrit, c’est-à-dire en décalage avec les conventions, rites et moeurs – cette « écrasante masse des coutumières conneries » [5] – a-t-il pu se retrouver ethnographe professionnel dont l’un des desseins est expressément de les étudier à froid et à plat ?
À moins de considérer que la pratique de l’ethnographie était déjà une manière de décalage, et qu’il existe donc une sorte de coïncidence si ce n’est de connivence entre le poétique et l’ethnographique. Ce que Leiris constatait dans Biffures, le premier tome de sa Règle du jeu :
« La poésie fut donc pour moi, essentiellement, un écart, tant sur le plan spirituel que sur celui de la vie en société, parce qu’elle est prise de distance, évasion hors des normes (ce que le voyage [ethnographique] me parut être lui aussi durant un certain temps) [6] ».
Depuis la célèbre formule de Rimbaud, « Je est un autre », l’altérité n’est pas seulement vue ailleurs, dans l’exotique, mais elle est perçue hic et nunc, en soi, pour ainsi dire une part essentielle de l’intimité comme le rappelait ce philosophe aujourd’hui méconnu, Jules de Gaultier (1848-1942), dans l’oeuvre duquel Leiris a puisé pour comprendre les phénomènes de transe ainsi que les cultes de possession [7]. À l’instar du Rimbaud de la lettre dite du « Voyant », il ne peut manquer de penser que « la première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend » [8].
D’où l’autobiographie que Leiris mènera de front, avec l’ethnographie et la poésie [9]. Elle donnera lieu à une oeuvre d’une dimension qualitative et quantitative peu commune qui imprégnera son époque en renouvelant totalement le genre : les quatre tomes de La Règle du jeu, qui seront écrits et publiés sur près de trente ans, de 1948 à 1976 [10], auxquels s’ajouteront trois livres de veine eux aussi autobiographique, sans doute plus profondément poétique, prolongeant son exploration de toutes les ressources du langage et de « ce que lui disent les mots » : Le Ruban au cou d’Olympia (1981), Langage Tangage (1985), À Cor et à Cri (1988) [11].