Les collectes d’objets ethnographiques
La collection Dakar-Djibouti
Il faut toutefois attendre l’expédition transafricaine Dakar-Djibouti (1931-1933), dirigée là encore par Marcel Griaule, pour que les collectes deviennent plus systématiques et appliquent, au moins au début, les règles établies juste avant le départ par cette même mission. Sur la première partie de leur parcours, de Dakar jusqu’à Mopti, les membres de cette mission récoltent en chemin plus de 1 800 objets en moins de quatre mois, soit environ quinze objets par jour, pour la plupart des objets courants de la vie quotidienne : outils agricoles, récipients, pièces de vêtements, éléments de mobilier, accessoires de pêche, pièges, jeux, ustensiles culinaires… Leur collecte se veut exhaustive et méthodique : ils recueillent aussi bien la totalité des instruments d’un cordonnier, d’un forgeron ou d’une potière que l’ensemble des pièces d’un métier à tisser ou le jeu complet d’accessoires d’une pirogue. Ils rassemblent également une série de poupées ainsi qu’un large assortiment d’entraves pour chevaux ou pour ânes [20]. Ils acquièrent enfin divers objets d’influence européenne ou destinés aux Européens (sculptures pour touristes, fer à repasser, fourchette, imitation de canotier, jouet automobile…). En quatre mois seulement, ils recueillent ainsi la moitié des 3 600 objets récoltés au terme d’un périple de vingt mois.
À leur arrivée en pays dogon, le 28 septembre 1931, leur collecte devient en revanche beaucoup plus sélective. Fascinés par les rites et les cultes qu’ils observent ou étudient, lassés également par l’accumulation fastidieuse d’objets usuels, ils privilégient cette fois l’acquisition d’objets sacrés et mystérieux qui seraient, selon eux, les témoins clés d’institutions secrètes et ancestrales : masques, statuettes en bois, pierres peintes, rhombes… Sur les 290 objets dogon récoltés en deux mois, plus de la moitié ont une fonction rituelle, et une bonne partie d’entre eux conjuguent beauté, rareté et ancienneté.
En Éthiopie, le rendement de la collecte tombe encore plus bas avec le recueil de 370 objets environ [21] – dont plus de 100 peintures – pour un séjour de six mois et demi, soit moins de deux objets par jour. Ce chiffre ne s’explique pas seulement par les difficultés de transport ou par les problèmes administratifs rencontrés par les membres de la mission ; il traduit également un recentrement de leur intérêt et de leur collecte vers les peintures religieuses, au détriment des objets d’usage courants. Séduits par la beauté, la rareté et l’ancienneté des peintures murales de l’église d’Abba Antonios, Marcel Griaule et deux de ses coéquipiers passent en effet une grande partie de leur temps à les démaroufler et à les remplacer. Ils privilégient donc des oeuvres d’art exceptionnelles, vieilles de plusieurs siècles, selon des critères pourtant rejetés lors de la rédaction du manuel qui devait leur servir de référence.
Les objets usuels sont malgré tout massivement représentés dans la collection Dakar-Djibouti. En outre, du Sénégal à l’Éthiopie, les membres de la mission respectent les directives de Mauss en récoltant de nombreux échantillons de démonstration, quelques ébauches en cire et des dizaines de spécimens inachevés ou à différentes étapes de leur fabrication : croix, babouche, manche de houe, van, chapeau, bonnet, tabatière, ombrelle [22]. Pour rendre compte des procédés de réparation, ils collectent également six calebasses ou fragments de calebasses recousues ainsi que l’instrument et la matière première employée, de l’alène à la mèche en paille [23]. Ils recueillent même sciemment quelques objets cassés – notamment un simple manche de houe brisé – pour témoigner de leur nouvel usage ou de leur usure [24]. De ce point de vue, Dakar-Djibouti est sans doute la mission des années 1930 (et des années précédentes) dont les choix de collecte sont les plus proches des enseignements de Marcel Mauss, en dépit des quelques écarts mentionnés précédemment [25]
En Afrique, des expéditions scientifiques françaises plus anciennes, comme celle de Robert Du Bourg de Boza en Afrique orientale (1901-1903), avaient bien recueilli en chemin une grande variété d’objets courants dès le début du XXe siècle, mais sans rechercher sciemment des spécimens inachevés, réparés ou brisés. Par ailleurs, si l’on compare les collectes qui ont eu lieu en pays dogon dans le premier tiers du XXe siècle, les membres de Dakar-Djibouti ont récolté en définitive beaucoup plus d’ustensiles de la vie quotidienne que les missions du lieutenant Desplagnes (1905) et d’Henri Labouret [26] (1929 ou 1930).