Les collectes d’objets ethnographiques
Cultures menacées, collectes urgentes et sauvegarde muséale
Dans son introduction, le manuel publié avant le départ de Dakar-Djibouti souligne l’urgence des collectes ethnographiques en raison de la déliquescence rapide des sociétés lointaines étudiées par les ethnologues [5]. Présentée comme une évidence, cette affirmation est tirée directement des enseignements de Mauss : « Les collections à former sont d’une extrême urgence. Tout disparaît avec rapidité », soutient-il dans ses cours de 1926 [6]. Selon les présupposés de l’époque, les sociétés sans machinisme sont perçues en effet, à tort, comme les derniers dépositaires de cultures millénaires vierges de tout changement, incapables de s’adapter aux transformations rapides introduites par la colonisation, les nouvelles religions ou le contact avec les Blancs [7]. Les ethnographes auraient donc pour tâche d’archiver ces reliques du passé avant leur disparition inéluctable ou leur complète acculturation, et la collecte d’objets, à condition d’être exhaustive, serait le moyen idéal pour y parvenir.
Dans la brochure rédigée en 1931, les spécimens récoltés sont d’ailleurs présentés comme des témoins impartiaux, des « pièces à conviction » ou des échantillons de civilisation qui, une fois réunis, éclairent toutes les facettes d’une société et forment « des archives plus révélatrices et plus sûres que les archives écrites » [8]. Récurrent dans les écrits des premiers ethnographes de métier, un tel argument, emprunté là encore à Marcel Mauss [9], justifie les collectes massives et systématiques ainsi que l’effort documentaire qui les accompagne, seules méthodes pour saisir – et sauvegarder matériellement – la totalité d’une culture (ou au minimum quelques échantillons représentatifs).
Dans les années 1930, toutes les ethnographes de métier partagent plus ou moins ces orientations méthodologiques, mais les appliquent différemment sur le terrain : les expéditions itinérantes n’autorisent que des prélèvements extensifs au fil de leurs parcours, tandis que les missions centrées sur une région ou une population précise tentent de constituer des collections plus complètes ou plus sélectives (en particulier en pays dogon et dans la ville éthiopienne de Gondar).
En ethnologie, l’importance des objets semble néanmoins décroître au fil des années. Dès son retour de la mission Dakar-Djibouti, en 1933, Griaule écrit que la collecte d’objets ne doit être qu’une activité secondaire par rapport à « l’enquête de sociologie descriptive » [10]. Et dans ses cours des années 1940, publiés en 1957, il reconnaît que l’ethnographie « muséale » n’est plus la priorité après avoir été prédominante à la naissance de l’ethnologie française [11].