Ambibé Babadyi
L’occultation ou le déni du statut d’Ambibé Babadyi
L’importance des informations transmises par ce cordonnier dogon conduit les ethnologues à douter de son statut subalterne, à l’occulter ou à l’infirmer, du moins dans leurs publications, alors que leurs propres observations, les données qu’ils recueillent et les stéréotypes qu’ils appliquent à Ambibé Babadyi – en le traitant d’avare ou de menteur – ne font que confirmer son appartenance au groupe le plus stigmatisé : celui des cordonniers jan.
Dans deux textes différents, le musicologue André Schaeffner remarque ainsi que les enfants et les jeunes gens emploient « l’épithète injurieuse » ou le « terme péjoratif » de « cordonnier » pour désigner cet informateur, en dépit de son âge respectable. Il indique également qu’Ambibé est ostracisé et méprisé par les autres Dogon, en particulier par son plus proche collaborateur, Antandou Dolo, qui rit ouvertement des mensonges présumés de cet homme de statut inférieur [24]. Contre toute évidence, Schaeffner refuse pourtant de l’identifier comme cordonnier ou comme membre d’une « caste », même s’il concède qu’il en est proche par certains côtés : « Sans être casté d’origine, Ambibe s’était trouvé mêlé, soit par les membres de sa famille, soit comme colporteur, à des gens de caste, d’où sa réputation d’étranger » [25].
Selon une dialectique similaire, Michel Leiris présente son informateur principal comme un cultivateur dogon ayant exercé autrefois la profession de cordonnier, mais sans faire partie de leur « caste », même s’il reconnaît que cet ancien cordonnier subissait en partie le mépris des autres Dogon envers ces artisans du cuir [26]. Quant à Marcel Griaule, s’il mentionne ouvertement l’appartenance d’Ambibé Babadyi à la « caste des cordonniers » à son retour de la mission Dakar-Djibouti [27], cette précision disparaît de ses publications lorsque cet informateur devient son principal interlocuteur, dans la seconde moitié des années 1930. Dans Masques Dogon, que Griaule publie en 1938, Ambibé est d’ailleurs, de très loin, l’informateur le plus cité, une trentaine de fois environ, mais il faut attendre une simple note à la fin de l’ouvrage pour que le lecteur apprenne qu’Ambibé est un cordonnier, en fréquent conflit avec les autres informateurs dogon [28]. Griaule, en revanche, ne précise ni les raisons ni les conséquences scientifiques de cette relation conflictuelle, probablement parce que ces questions ne lui semblent pas pertinentes. Les ethnologues de cette époque sont en effet convaincus que les interactions entre informateurs, interprètes et enquêteurs n’ont aucune incidence sur la production de leurs données.