Cinéma ethnographique
Quelle vision des Dogon ?
Par leurs commentaires et leurs images, les films de Griaule donnent à voir un « peuple mystérieux », « farouche » et isolé, « perché dans des nids d’aigle à l’écart de la civilisation et du progrès [76] », selon un stéréotype qui n’a rien de péjoratif pour les ethnographes de l’époque : la société ainsi décrite correspond au contraire à leur objet d’étude idéal. Sous les masques noirs et Le Soudan mystérieux montrent d’ailleurs des rituels et des institutions dont la beauté, la complexité et la signification « témoignent de « préoccupations élevées [77] », tandis qu’Au Pays des Dogons et Technique chez les Noirs dévoilent avant tout les gestes techniques « millénaires » des potières, des tisserands ou des pileuses de mil, en insistant sur le caractère laborieux de cette population.
Si le regard sur la société dogon se veut plutôt positif et valorisant, et non infantilisant ou stigmatisant, ces films gomment toute individualité et n’expriment aucune relation d’empathie : les nombreux informateurs et interprètes de la mission qui défilent à l’image (Ambibé Babadyi, Dousso Wologuem, Antandou Dolo, Ambara Dolo, Tabéma Dolo, Andyé Dolo, Akoundyo Dolo…) ne sont jamais nommés, par exemple. L’anonymat des personnes filmées ainsi que l’absence de repères géographiques, temporels et chronologiques permettent de dresser le portrait type – impersonnel et atemporel – d’un Dogon ou d’un Noir dont la vie simple, digne et heureuse repose à la fois sur un rapport direct au sacré et sur un labeur non mécanique, le plus souvent collectif. Cette impression de bonheur ingénu, d’harmonie et de communion collective propre aux paradis des origines est renforcée par la musique occidentale enjouée et entraînante qui accompagne les gestes du quotidien ou les scènes de danse [78]. Quant aux quelques plans tournés en contre-plongée par Mourlan, ils grandissent et anoblissent les personnages représentés ou rendent les masques encore plus impressionnants.
L’objectif de Griaule, conforme aux présupposés de l’époque, est de présenter une société holiste dans laquelle chaque individu travaillerait pour le groupe en jouant un rôle précis, technique ou religieux. Pour imposer une telle vision, Sous les masques noirs n’hésite pas à « tricher » : un plan de coupe d’Antandou Dolo frappant un tambour à lèvres pour André Schaeffner est ainsi inséré au milieu d’images décrivant un rituel funéraire afin de donner l’impression que ce musicien solitaire joue pour la collectivité (alors que ce type d’instrument n’est jamais utilisé dans un tel contexte). De même, l’informateur Akoundyo Dolo est présenté oralement, dans Au pays des Dogons, comme un peintre anonyme ornant de figures rituelles « le sanctuaire réservé aux […] puissances totémiques », alors qu’il reproduit ces peintures à la demande des ethnographes, à l’intérieur de leur campement [79].
Dans deux des documentaires, la place importante réservée aux danses témoigne aussi de la fascination occidentale pour les corps noirs en mouvement [80], mais images ou commentaires ne reprennent pas le stéréotype du sauvage exalté ou possédé. Ils insistent moins sur la « frénésie » des danseurs masqués que sur leur chorégraphie ordonnée, leurs figures complexes et leur efficacité religieuse : « La danse atteint son paroxysme. À voir s’agiter avec tant de frénésie, mais selon des règles strictes, des acteurs aux visages divers, on sent qu’il s’agit d’un travail sacré et non d’un jeu [81] ».