Michel Leiris
Autres fantômes
Quand Michel Leiris embarque à Bordeaux le 19 mai 1931 sur le Saint-Firmin à destination de Dakar, il n’a pour seul viatique que le vague désir de se faire autre en étant ailleurs, de s’affranchir des contraintes tant domestiques que civilisationnelles, de quitter son « corset mental d’Européen » et de retrouver une fraîcheur de vision pareille à celle des enfants.
Le journal qu’il tient lors de ce voyage de deux ans, publié intégralement et presque sans retouches en 1934 sous le titre L’Afrique fantôme, témoigne de ce qu’il appelait son « amateurisme d’alors » , sauf que ce « parti pris des petites choses » qu’il cherche à noter au jour le jour l’amène à faire preuve d’une rare acuité, voire crudité de regard porté aussi bien sur lui que sur les autres, pas seulement « objets » d’étude mais également « sujets » à part entière, comme si, se mettant en scène lui-même, cela revenait à se transporter sans autre médiation sur la scène des autres. Publié hors du système de référence institutionnel et scientifique, L’Afrique fantôme n’est pas un texte ethnologique. L’ouvrage fera peut-être l’ethnographe Leiris, du moins pourrait-il contribuer à le faire (encore que les réactions de ses collègues ou maîtres, fort négatives pour la plupart, sinon franchement hostiles au moment de sa publication, amèneraient à penser que plutôt il le défait), mais c’est surtout l’écrivain Leiris qui se fait à travers cette publication. L’Afrique fantôme est bien à l’origine de son Âge d’homme [20]. Dès lors le livre prend toute sa valeur d’initiation, et non point de formation au sens strict.
Ce qu’il y a de troublant et d’exemplaire dans ce cas, c’est que, suivant la logique rituelle et symbolique de l’initiation (qui fut un de ses objets de recherche et l’un de ses thèmes de prédilection), celle-ci précède la formation (évoquons le bizutage, par exemple, qui souvent est au départ de toute forme d’apprentissage). En somme, Leiris ne s’est fait ethnographe qu’après avoir subi l’épreuve de l’ethnographie, c’est-à-dire celle du terrain pour lequel il n’était pas du tout ou mal préparé. Ce n’est qu’à son retour qu’il passera les examens et certificats proprement dits de formation (licence à l’Université, mémoire de l’École pratique des hautes études, diplôme des Langues O.). Mais c’est aussi au cours de cette mission Dakar-Djibouti, devenue emblématique, qu’il recueillera la plupart des matériaux qui lui permettront, au retour – parfois sur une longue période (ce qui témoigne de la qualité des observations effectuées) – d’analyser les rites de circoncision, les langages de l’initiation et les cultes de possession africains [21].